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Souvent, à la mort d’un être cher, on exprime en quelques mots notre chagrin sur Twitter ou Facebook. Une pratique funéraire 2.0 pas si nouvelle que ça.

Daphnée Leportois
05/12/2019 à 6h31

 

Le 29 novembre 2017, peu après 4 heures du matin, la mère de Rachel Vorona Cote est morte d'un cancer. Dès 8h30, la jeune autrice, très active sur les réseaux sociaux, avait informé ses followers sur ses comptes Twitter et Instagram ainsi que ses ami·es Facebook de la triste nouvelle.

Le faible temps écoulé entre l'heure du décès et celle de ses posts l'a elle-même interpellée et lui a paru au premier abord à la fois «inconvenant et saugrenu», relate-t-elle dans un essai paru sur le site Longreads en mai 2019.

 

Le 26 février 2019, Docteure Couine, comme elle se fait appeler sur Twitter afin d'y rester anonyme, a également partagé sur ce réseau social la perte de sa grand-mère, décédée la veille à 99 ans. «Le côté futile du tweet, à l'opposé de ce que je vivais vraiment, ne m'a pas dérangée», me confie-t-elle par écrit car toujours «beaucoup trop émue pour en parler au téléphone».

C'est qu'elle est habituée à cette discordance entre ce qu'énonce succinctement le personnage qu'elle s'est construit sur Twitter et ce qu'elle ressent intimement; ce décalage lui est même «thérapeutique».

Ainsi, loin d'être une banalisation de la mort de ses proches, évoquée sur internet au milieu de sujets plus frivoles et en quelques signes superficiels parfois accompagnés de photographies, l'annonce du décès comme la mention de son chagrin en ligne a en fait tout du rituel funéraire. «Ce ne sont pas tant de nouveaux rites qu'une adaptation de nos pratiques anciennes à l'évolution des sociétés et des technologies», affirme même la sociologue Cathia Papi, qui étudie les interactions en ligne ainsi que les émotions.

 

" L'idée de dire à toutes les personnes que je connaissais, individuellement, que Maman était morte m'insufflait l'envie de ramper dans une grotte et de ne plus jamais en sortir."
RACHEL VORONA COTE, AUTRICE

 

Certes, au début, raconte sur Longreads Rachel Vorona Cote, s'exprimer sur internet était avant tout pratique. «L'idée de dire à toutes les personnes que je connaissais, individuellement, que Maman était morte m'insufflait l'envie de ramper dans une grotte et de ne plus jamais en sortir.»

La chercheuse en sociologie en convient: c'est très commode de pouvoir en une seule fois faire part de la mort de quelqu'un. Mais, d'après elle, l'apaisement ressenti ne provient pas essentiellement de cet évitement de la pénible répétition du message que permet ce tir groupé 2.0. «Si l'on est soulagé, c'est parce que ce décès s'accompagne d'un trop-plein d'émotions qu'il s'agit d'exprimer afin de se sentir légitimé dans son ressenti.»

Logique, dans une société individualiste au sein de laquelle la construction de soi se produit également par le biais du regard des autres. «Dans ce contexte, les médias sociaux jouent un rôle important, ils permettent de se définir, de se construire grâce aux regards des autres qui vous suivent, qui commentent vos messages et photos. Cette forme de publicisation de soi rend légitime l'identité créée ou les émotions mises en avant.»

 

" Écrire mon deuil et pouvoir compter sur des amis et des inconnus sont des réconforts nés de la reconnaissance."
RACHEL VORONA COTE, AUTRICE

 

Dans le cas du deuil, on dévoile sa douleur en quelque sorte pour s'autoriser à la ressentir. «Écrire mon deuil et pouvoir compter sur des amis et des inconnus sont des réconforts nés de la reconnaissance», relève Rachel Vorona Cote dans son essai personnel.

 

Dialogue légitime

Ce n'est pas pour rien que, «sur les réseaux sociaux, les endeuillés parlent plus au défunt qu'entre eux pour se remonter le moral. Ils le font sous le regard des autres, ce qui légitime le dialogue avec le disparu», appuie Cathia Papi, qui a conduit des recherches sur les groupes de deuil Facebook.

S'adresser aux mort·es d'un «Maman, t'étais la plus mignonne» ou d'un «Maman, tu faisais partie des meilleures» en légende photo sur Instagram, comme l'a rédigé Rachel Vorona Cote, ôte le côté un peu étrange de parler dans le vide, aux esprits, fantômes ou autres émanations spectrales des défunt·es.

 

"Je m'attendais à quelques mots gentils et ça a dépassé ça. Beaucoup de gens ont parlé de la perte de leur propre grand-mère, par exemple, c'était très touchant."
DOCTEUR COUINE, À PROPOS DE SON DEUIL SUR TWITTER

 

Docteure Couine me confirme également qu'elle n'était pas dans une démarche proactive de recherche de compassion –même si elle admet que, si son tweet était resté sans réponse, elle en aurait été vraiment peinée. «Je m'attendais à quelques mots gentils et ça a dépassé ça. Beaucoup de gens ont parlé de la perte de leur propre grand-mère, par exemple, c'était très touchant.»

On fait ainsi communauté et on se sent moins seul·e dans cette épreuve, malgré son caractère éminemment privé et personnel. «Le fait de rendre public ce que l'on ressent, et de voir que d'autres vont dans le même sens, aide à se sentir comprise voire à cheminer dans le deuil en cours», appuie Cathia Papi.

 

" S'il y a donc un changement, je trouve que ce n'est pas tant dans le fait de rendre hommage en ligne plutôt que lors d'une veillée ou messe en l'honneur du défunt que dans celui d'exprimer ouvertement à un large public les émotions qui étaient souvent gardées pour les plus proches ou le journal intime."
CATHIA PAPI, SOCIOLOGUE

 

Ce qui est moderne, en fait, est surtout le cercle de diffusion. «Les médias sociaux invitent voire encouragent à exprimer ce qui est ressenti et, pour faciliter cela, proposent des émoticônes, souligne Cathia Papi. S'il y a donc un changement, je trouve que ce n'est pas tant dans le fait de rendre hommage en ligne plutôt que lors d'une veillée ou messe en l'honneur du défunt que dans celui d'exprimer ouvertement à un large public les émotions qui étaient souvent gardées pour les plus proches ou le journal intime.»

 

Et encore… Manifester à des inconnu·es son état de deuil n'a rien de très nouveau. Rachel Vorona Cote considère que sa présence en ligne était son «propre et imparfait rituel de deuil victorien». De la même façon qu'au XIXe siècle les femmes se vêtaient de noir, portaient un voile et évitaient les bijoux pendant une période donnée, elle a en quelque sorte, par le biais de l'écrit et d'internet, porté virtuellement «un diamant noir au-dessus de son crâne comme un personnage des Sims géant» et ainsi diffusé en ligne une partie de son état émotionnel. «Ces pratiques avaient l'avantage de communiquer son deuil au monde sans avoir besoin d'en dire trop.»

 

Gravure numérique

Dans le fond, on ne fait qu'utiliser les nouveaux outils à notre disposition pour empêcher les mort·es de l'être totalement. «Dans les groupes de deuil, souvent, les participants rajoutent des photos, des anecdotes… C'est un peu comme s'il y avait encore des choses qui arrivaient à cet être qui n'est plus là et nous manque. C'est une forme de maintien en vie par le fait de poster de nouvelles choses, anciennes pour nous mais nouvelles pour celles et ceux à qui on les partage», décrit la sociologue.

 

C'est exactement ce qu'a fait Rachel Vorona Cote en racontant sur Instagram que sa mère leur préparait régulièrement du café à sa sortie du lycée et l'écoutait faire le récit de sa journée, en écho au gobelet à emporter qu'elle tient sur la photo à côté de la tombe maternelle.

 

«Si je pense à ma mère, c'est qu'elle ne peut pas être complètement partie. En tweetant sur elle, ou postant des photos sur Instagram, […] j'approvisionne le ciel en reliques numériques et la préserve paradoxalement en commémorant sa perte», analyse-t-elle dans son texte.

 

Idem de Docteure Couine, qui a par exemple rappelé sur Twitter une amusante conversation qu'elle avait eue avec sa grand-mère sur l'affaissement, avec l'âge, de la poitrine, avant d'ajouter dans un nouveau tweet et entre parenthèses«Eh ouais, elle est morte mais vous allez avoir encore des anecdotes pas piquées des hannetons parce que... bah... parce qu'elle me manque en fait.»

Contrairement aux apparences, le rite est certes plus itératif qu'un enterrement, mais il n'en conserve pas moins un aspect ponctuel, et remplace virtuellement les visites au cimetière, qui, à une époque d'éparpillement géographique, se font plus rares.

 

«Les posts sont plus nombreux dans les jours qui suivent le décès et aux anniversaires du défunt ou de sa mort», spécifie la chercheuse. Ainsi des photos de la mère de Rachel Vorona Cote sur son compte Instagram apparaissant deux mois après son décèspuis quatrepuis sixpuis huit

«Les jours avoisinant l'anniversaire de la mort de quelqu'un donnent la sensation de vivre à l'intérieur d'un écho vieillissant», écrit-elle également sur Twitter le 26 novembre 2019, soit trois jours avant la douloureuse date anniversaire.

 

"J'ai eu l'impression d'avoir réussi à “graver dans la pierre” quelque chose d'elle, d'avoir eu la preuve que j'avais réussi à faire d'elle un personnage (même confidentiel et fugace) et, en ça, de l'avoir rendue immortelle. C'était ce que je voulais."
DOCTEUR COUINE

 

Docteure Couine avait à plusieurs reprises sur son compte Twitter parlé de sa grand-mère. À l'annonce publique de son décès, elle a remarqué que certain·e·s followers se souvenaient de détails évoqués des mois voire des années auparavant.

«J'ai eu l'impression d'avoir réussi à “graver dans la pierre” quelque chose d'elle, d'avoir eu la preuve que j'avais réussi à faire d'elle un personnage (même confidentiel et fugace) et, en ça, de l'avoir rendue immortelle. C'était ce que je voulais.»

C'est comme si les réseaux sociaux venaient à leur manière «réinstaurer cette pratique ancienne de l'épitaphe sur la tombe», illustre Cathia Papi. Et immortaliser en ligne les souvenirs de ce passage sur terre, un hommage classique et loin d'être virtuel.

 

Article : Korii
https://korii.slate.fr/et-caetera/reseaux-sociaux-facebook-twitter-instagram-deuil-mort-rites-funeraires